Un lundi avec Obama
Par Blaise Chevrolet (journaliste)
Sans Alheli, l’Américaine de la famille, nous n’aurions pas pu voir le « phénomène », en chair et enos. A notre arrivée à l’Université du Maryland, une queue interminable s’étendait sur le campus. Un coup de froid au propre et au figuré. Selon la radio, écoutée au long de notre périple sur la « beltway », le vent vivifiant du nord laissait sur la région de Washington une sensation thermique de -8 degrés Fahrenheit. Au bout de quatre ans aux Etats-Unis, j’ignore encore comment faire la conversion en Celsius. Je sais, en revanche, qu’il est inhumain de laisser dehors par un froid pareil un enfant de deux ans comme ma fille, à peine remise, de surcroît, d’un méchant virus hivernal. Le bonnet rouge et blanc que je viens de lui enfiler n’a qu’une seule vertu : porter les couleurs des Terapins, le nom de guerre des équipes sportives de l’Université du Maryland. En français : des espèces de « tortues », si j’en crois leur emblème.
Au loin, les tribunes du stade de football américain de l’université me rappellent ma première grippe de la saison, attrapée ici-même en novembre, lors d’un match entre les « Terps » et « Boston College ». Quatre heures au froid, un samedi soir, au milieu de 55.000 spectateurs, pour goûter l’expérience américaine d’un match universitaire.
Sous le même prétexte de comprendre l’Amérique sans passer par les filtres des TV, j’ai repris lundi la route de College Park, entraînant Alheli dans mon sillage. J’avais pris le soin de réserver une place sur l’Internet, comme le recommandaient les organisateurs, remplissant scrupuleusement un formulaire avec mes coordonnées. A mon arrivée, je déchante. Ma réservation ne sert à rien. Je suis tenté de jeter l’éponge en découvrant les longs kilomètres d’attente, de rentrer à la maison pour suivre le discours sur CNN, comme au boulot.
Et puis, le déclic. Je me rappelle que je suis auxEtats-Unis, m’imagine que les portes du stade de basket doivent encore être fermées, à moins d’une demi-heure du meeting, pour de traditionnelles et fastidieuses raisons de sécurité. J’arrive très vite àla conclusion que les 16.000 places du Comcast Center se rempliront en quelques minutes, que nous pourrons tous y prendre place. Je refuse de capituler si près du but, après m’être farci plus d’une heure de bouchon pour accéder au campus. Au bout de quatre ans à Washington, je suis manifestement sous l’influence de l’optimisme ambiant. Et ça marche ! J’en suis le premier étonné. Car nous sommes effectivement aux Etats-Unis.
Un policier me voit remonter la queue avec ma fille dans les bras. « Les parents avec enfant, par là », hurle-t-il, sur l’habituel ton autoritaire des forces de l’ordre américaines. Je les suis, ses ordres, sans broncher. Au loin, une jeune blonde me fait un signe de la main. Elle me tient la porte. « Thank you forcoming. Oh, she’s so cute », dit-elle en faisant bonjour de la main à Alheli. Après cet accueil chaleureux, le service d’ordre nous prend en main. Nous nous soumettons tous les deux à l’épreuve des détecteurs de métaux. Nous passons le test. La voie est libre. Je presse le pas. Nous n’avons que vingt minutes pour trouver une bonne place.
Comme je l’avais imaginé, le stade est pratiquement vide. Les seuls gradins remplis sont ceux juste derrière la scène, où sont logés les visages représentatifs de l’Amérique qui apparaîtront en toile de fond, sur les images télévisées. Mes voisins immédiats sont enthousiastes. Ils ne pouvaient rêver de meilleures places, se vantent d’avoir campé depuis 8h30 devant les portes du bâtiment. Je n’ose pas leur avouer que je suis entré en moins de dix minutes, aussi vite que mes collègues journalistes déjà installés sur la moitié du terrain de basket, derrière les caméras de télévision, placées dans le rond central. Je me sens honteux d’être passé devant des milliers de personnes. Je ne suis pas Américain. Je n’ai pas le droit de vote. Je me demande si j’ai bienfait d’entraîner Alheli avec moi. Juste devant moi, un jeune couple blanc soulage ma conscience. Ils sont venus avec un nourrisson de quelques mois à peine, qui dort à poings fermés, malgré le vacarme.
Les gens entrent au compte-goutte. Je les observe. Jesuis entouré de nombreux afro-américains, comme on ditdans le langage politiquement correct de Washington.Ils démentent les propos de Toni Morrison, Prix Nobelde Littérature, si souvent rapportés par la presse cesderniers mois. Non, Bill Clinton n’était manifestement pas le premier président noir. Comme pour me donner raison, une fille d’une trentaine d’années arbore fièrement sur ma gauche un T-shirt avec le visage de Martin Luther King. Son slogan : « Le rêve est toujours vivant ».
Oui, une grande partie du public est noir. Beaucoup de jeunes sont là aussi, comme l’a rapporté la presse depuis le début des primaires. Des hispaniques se sont également mêlés à la fête, scandant la version espagnole du slogan en trois mots de la campagne : «Si, se puede ». Quelques filles voilées font leur apparition. Dans les gradins, j’entends parler d’autres langues que l’anglais ou l’espagnol. J’en déduis que les nouveaux Américains sont séduits par le message de « changement ». A moins que d’autres comme moi n’aient usurpé le siège d’un électeur potentiel. Serions-nous à l’origine des erreurs à répétition des sondages ?
Le meeting a déjà une bonne heure de retard. Le stade est à moitié vide. Une dame passe sous nos yeux avec un plateau de nachos. Alheli bondit immédiatement. Elle exige à manger, elle aussi. Mes voisines se proposent de garder notre siège. Nous pouvons nous absenter tranquillement pendant une demi-heure.
A ma surprise, les restos du stade sont tous ouverts, comme lors des matchs de basket. Les prix sont tout aussi élevés. Un « hot dog » à la main gauche, un paquet de chips à la droite, Alheli revient à sa place triomphante. Elle refuse obstinément de partager avec la voisine qui finit par craquer une heure plus tard et revient avec des « chicken fingers », aussi traditionnels que grassouillets.
Sur scène, un DJ se charge de chauffer l’ambiance, en alternant du reggae et de la soul. Il répète plusieurs fois le morceau « Hold on, I’m coming » de Sam & Dave, (Note du traducteur : « Attends, j’arrive », une interprétation plus osée serait déplacée), pour faire patienter ceux qui ont sacrifié leur lundi pour ce qui ressemble de plus en plus, à mes yeux, à un spectacle, à de l’ « entertainment » comme disent les Américains.
Oui, je l’avoue, j’ai soudain l’impression d’attendre un « one-man-show » de la « star » du moment, celui qui fait toutes les « unes » des journaux, celui qui passe en boucle à la TV, celui dont le nom est sur toutes les lèvres. Peut-être suis-je sous influence sportive du lieu, à moins que mes origines ne m’empêchent de sentir vraiment l’événement. Peu importe. Mon opinion est renforcée parl’interprétation de l’hymne américain près de deux heures après notre arrivée, comme avant toutes les compétitions sportives du pays. Le public se permet même de marquer le « o » du second « O Say », en suivant l’exemple des fans de l’équipe de baseball des O’s, les Orioles de la voisine Baltimore.
Alheli a pratiquement terminé son paquet de chips quand un jeune étudiant apparaît sur scène. Il porte un t-shirt de l’équipe de l’Université. Son slogan : «Crains la tortue ». Tout un programme. Je fais le parallèle avec le drapeau américain qu’arborent certaines voitures avec le même slogan. Probablement des républicains de Virginie. Ici, entre démocrates du Maryland, c’est la tortue qu’il faut redouter. Un message qui doit faire trembler sur ses pattes le vieux parti et ses dinosaures comme McCain.
L’étudiant se charge de rappeler au public de voter mardi lors des primaires, de répéter certains slogans pour préparer le spectacle. Au milieu des jeunes debout devant la scène, dans la zone réservée au «pogo » dans les concerts de ma jeunesse, un personnage plus âgé se distingue en agitant les bras. Il prépare la foule à applaudir au bon moment. Le Comcast Center n’est toujours pas plein. Les gradins derrière le panier de l’équipe adverse sont encore déserts.
Comme lors des mauvais matchs de « soccer » en Europe, le public commence à faire la « ola » pour passer le temps, donnant une légère touche hispanique auspectacle. La « Macarena » de la campagne de 1996, c’est vrai, est aujourd’hui ringarde, si j’en crois les difficultés électorales de celle qui se trémoussait alors aux côtés de son mari.
Soudain, le DJ passe au rap. L’ambiance monte. Sur scène, apparaît Antwan Glover, une des vedettes de The Wire, une série policière tournée dans l’inévitable Baltimore. Les organisateurs commencent à s’agiter. Derrière la scène, ils distribuent, auprès del’échantillon représentatif de la population américaine, des pancartes écrites à la main, pourqu’elles soient bien en vue à la TV. Il était strictement interdit d’en prendre au stade, selon le site internet que j’ai consulté. Pour des raisons de sécurité, sans doute. Une manière efficace d’éviter des surprises désagréables devant l’œil inquisiteur des caméras et de l’adversaire. Le public s’impatiente. Les grands écrans diffusent unclip :
http://www.dipdive.com/
Quand Barack Obama fait enfin son apparition sur scène, le Comcast Center est plein. Il est une heure de l’après-midi. Avec Alheli, nous avons patienté trois heures dans les gradins, bien au chaud, c’est vrai. Le candidat démocrate arrive de la voisine Virginie. Celui qui pourrait devenir le premier président noir des Etats-Unis a manifestement pris son temps pour traverser la « Mason-Dixon Lane », la frontière qui séparait le sud du nord au temps de la Guerre de sécession.
Ses premiers mots : « Bonjour les tortues ». Il y a quatre ans, je n’en aurais pas cru mes oreilles. Aujourd’hui, je me sens renforcé dans mes convictions. Le sport est bien le meilleur moyen d’ouvrir une conversation avec un Américain, surtout si l’on souhaite aborder par la suite des questions politiques avec lui.
Obama présente un « show » de 45 minutes, « roadé » pendant plus d’une année sur les routes desEtats-Unis, suis-je tenté de dire, assumant le risque de maltraiter la langue française. Il promet de mettre un terme à la guerre en Irak en 2009, de fermer Guantanamo et cesser de torturer les prisonniers. Comme diraient les Québécois, « c’est de la musique àmes oreilles ». Il cite même JFK au passage, pouralimenter les comparaisons lors des longues soiréesélectorales à venir. Le public est debout, l’applaudit à tout rompre. « Vous pouvez vous asseoir », dit-il, comme à l’église.
Obama nous confesse sa tâche, plutôt ambitieuse, ma foi. Il se propose non seulement de changer lesEtats-Unis, mais le monde tout entier. Il promet de lutter contre le réchauffement de la planète, d’exiger des voitures moins polluantes, se vante d’avoir tenuce même discours à Detroit devant l’industrie automobile. « Il n’y a pas eu le moindre applaudissement », dit-il fièrement, dans une pose àla Julio Iglesias, le micro dans la main gauche tendu vers le haut, la main droite sur le ventre.
Ses plus grandes ovations, il les obtient en parlant de l’économie, en promettant d’indexer le Smic sur l’inflation ou en dénonçant qu’un PDG gagne en dixminutes le salaire mensuel de la plupart desAméricains. Alheli applaudit à tout rompre celui qui pourrait être son prochain président. Elle seretourne, prends mes deux mains et m’oblige à mon tour à applaudir. Quelques instants plus tard, dès qu’elle retrouve son siège auto, ma fille s’endort immédiatement, malgré laradio, la 107.3, « The best of everything », qui diffuse une pub d’Obama toutes les quinze minutes.
Au volant, j’estime à près d’une heure le temps nécessaire pour sortir du parking au rythme des tortues du lieu. Je n’ai pas beaucoup de marge pourarriver à l’école à temps et récupérer Malena. J’essaie d’avancer, de m’intercaler. Je me retrouvecoincé par une Cadillac Escalade, le véhiculemonstrueux de Tony Soprano dans la dernière saison dela série. J’essaie de faire des signes aimables pour manifester ma présence à travers les vitres teintés. Rien. Encerclé par des 4x4, mon naturel européen revient au galop, comme la septième cavalerie dans leswesterns. Je donne un coup de claxon. Rien à faire. J’enrage, je m’en prends à Obama dans l’intimité de maFord Focus: « Barack, si tu veux changer le monde,commence par chez toi ».
Dès que j’en aurai l’occasion, je le lui donnerai ce conseil. Depuis lundi, j’ai une relation privilégiée avec le futur président. Mardi matin, j’avais un email dans ma boîte me rappelant que je devais remplir monde voir, m’indiquant le bureau de vote le plus proche de chez moi. Quelques heures plus tard, une dame très aimable m’a appelé par téléphone. Aujourd’hui, Barack, en personne, m’a écrit pour me remercier.
vendredi 15 février 2008
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